L’énergie, un enjeu politique central

L’historien François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Bourgogne, explore l’histoire des techniques et de l’industrialisation à l'aune des enjeux sociaux et écologiques. Avec le risque de pénuries, le débat démocratique qui détermine nos choix technologiques et l’organisation de la société est plus que jamais nécessaire, estime le chercheur.

L’histoire de l’énergie en France ne repose pas uniquement sur des progrès technologiques. Elle est également sociale et politique. Pourquoi ?

L’énergie est le nerf de la guerre. Son infrastructure soutient toutes nos activités et régit le fonctionnement de la société dans tous les domaines. Durant 150 ans, l’exploitation croissante des combustibles fossiles a permis une croissance économique importante, créant l’illusion que l’innovation ouvrait un temps d’abondance énergétique. Mais lorsque le spectre de la pénurie ressurgit, à cause d’une guerre ou des contraintes imposées par le réchauffement climatique, la confiance dans l’innovation technique se fissure. Et ses insuffisances surgissent au grand jour. C’est là que le débat démocratique s’impose pour gérer collectivement cette limitation, les inégalités et les conflits qu’elle occasionne. L’énergie devient alors un enjeu politique central.

En France, pourquoi l’énergie nucléaire semble-t-elle cristalliser le débat ?

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Le nucléaire incarne la croyance en la possibilité de lever toutes les contraintes. Cette ressource a beau soulever de nombreux problèmes, elle ne cesse d’être présentée comme la solution technique à nos problèmes énergétiques. En 1973, avec le premier choc pétrolier, le premier grand plan nucléaire civil français est lancé, le plan Messmer. Cinquante ans plus tard, nous revisitons une période similaire avec l’annonce d’une relance et la construction de nouvelles centrales. Un nucléaire dit “décarboné” qui va en plus nous permettre de contribuer à la lutte contre le réchauffement planétaire ! Malheureusement, cette promesse d’une énergie infinie ne nous permet pas d’aborder les vraies questions : comment vivre dans un monde aux ressources limitées ? Comme en 1973, les Français sont mis à contribution pour réduire leurs consommations d’énergie, mais aucune politique publique n’encadre cet effort, ni ne régule les usages les plus absurdes. C’est encore l’imaginaire de l’abondance qui nous gouverne. 

Avec le nucléaire, les énergies fossiles ont donc toujours le monopole ?

Le charbon et le pétrole sont prépondérants dans l’histoire de l’énergie à l’âge industriel. Mais le récit ne se réduit pas au triomphe des énergies fossiles. C’est ce que nous avons voulu démontrer en enquêtant sur les précurseurs qui, dès le 19e siècle, ont pointé du doigt leurs effets néfastes, que ce soit la pollution atmosphérique, le spectre de l’épuisement des réserves, les enjeux géopolitiques que soulèvent les importations. D’autres alternatives ont ainsi émergé vers 1870 : les énergies “naturelles”. La construction de machines solaires ou l’installation d’éoliennes ont permis à de petits producteurs de se libérer du charbon et d’utiliser l’énergie disponible “sur place”. L’histoire est méconnue, pourtant des efforts importants ont été menés pour améliorer le rendement des convertisseurs hydrauliques et moderniser les très nombreuses installations présentes sur les cours d’eau… Cependant, les énergies fossiles se sont imposées. 

Que sont devenues les alternatives naturelles ?

Les énergies dites renouvelables n’ont cessé d’être employées et elles ont ressurgi au premier plan avec les chocs pétroliers et l’essor des questions écologiques. Dans les villes, la pollution notamment a incité des bricoleurs à mettre au point des énergies solaires, éoliennes ou animales. Mais la mondialisation s’accroît et ces solutions ne sont pas en mesure de rivaliser avec le charbon chinois et les délocalisations à l’autre bout du monde. Il faut attendre 1980 pour que des filières industrielles se déploient. Aujourd’hui les énergies renouvelables viennent s’additionner aux autres sources d’énergie disponibles, mais peuvent-elles réellement se substituer aux fossiles ou au nucléaire ? Elles remettent en question tout notre modèle énergétique : ses infrastructures, son système de distribution et sa gouvernance. C’est un changement radical.

N’est-ce pas l’occasion d’un nouveau débat démocratique ?

Le débat a été lancé par les écologistes des années 70 qui dénonçaient une énergie nucléaire par essence non démocratique. Le nucléaire requiert en effet un état fort, militarisé et centralisé, alors que les énergies renouvelables sont, elles, appropriables par des communautés d’habitants, des coopératives, des municipalités… Il est aujourd’hui bien-sûr toujours pertinent, surtout si on prend en compte la question désormais incontournable de la sobriété, et plus largement la nécessité d’organiser de façon démocratique et socialement juste la contraction de nos consommations et productions d’énergie. 

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