La précarité énergétique, au carrefour d’enjeux multiples

Audrey Berry est ingénieure-économiste, actuellement analyste auprès du Haut Conseil pour le Climat. Spécialiste de la précarité énergétique, elle plaide pour une approche multidimensionnelle de ce phénomène complexe aux conséquences multiples, qui constitue un enjeu crucial pour assurer une transition climatique « juste ».

Quelle définition donnez-vous de la précarité énergétique ?

Il existe une définition juridique de la précarité énergétique qui a été établie en 2010 dans le cadre de la loi Grenelle II. Elle fait référence aux difficultés particulières à disposer dans son logement de la fourniture d’énergie nécessaire pour faire face à ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat.

Cette définition est toujours en vigueur mais depuis plusieurs années de plus en plus d’acteurs – dont je fais partie – lui préfèrent une vision plus large. Elle intègre aussi le champ de la mobilité. Et part du principe que l’achat de carburant pèse parfois très lourdement sur les dépenses énergétiques des ménages qui n’ont, pour bon nombre d’entre eux, pas d’alternative à la voiture pour aller travailler ou étudier.

L’Observatoire National de la Précarité Energétique (ONPE) se concentre, lui, essentiellement sur le champ du logement avec deux indicateurs principaux : le ressenti du froid et le taux d’effort énergétique. Selon ce dernier, on considère qu’un ménage est en situation de précarité énergétique lorsqu’il dépense plus de 8% de ses revenus dans l’achat d’énergie domestique et qu’il fait partie des 30% les plus pauvres.  En 2019, 12% des Français sont dans cette situation. Et 14% de nos concitoyens ont eu froid dans leur logement pendant plus de 24 h au cours de la même année.

Que peut-on dire sur l’impact de la précarité énergétique sur la santé ?

La précarité énergétique est un phénomène complexe qui a des conséquences multiples sur la qualité de vie des ménages et notamment sur leur état de santé. L’étude citée a révélé que les personnes exposées à la précarité énergétique ont une perception de leur santé moins bonne que les personnes qui n’y sont pas exposées. Elles signalent notamment plus fréquemment des problèmes de santé chroniques respiratoires, ostéo-articulaires, neurologiques que le reste de la population.

D’autres travaux, qui suivaient des ménages avant et après rénovation, ont montré que les améliorations menées dans les logements avaient des conséquences positives sur la santé psychique de leurs occupants, avec une baisse de la consommation d’anxiolytiques à la clé.

On sait aussi que le froid a des impacts sur la sociabilité des personnes concernées. Depuis quelques années, une autre facette de la précarité énergétique est en train d’émerger avec l’exposition accrue à une chaleur excessive. Elle peut également avoir des conséquences graves sur la santé comme l’a prouvé de manière dramatique la canicule de 2003.

Des travaux académiques anticipent d’ailleurs que les risques de surmortalité estivale dépasseront les risques de surmortalité hivernale d’ici 2050. Et les populations les plus vulnérables sur le plan économique seront sans doute les plus touchées, notamment dans les quartiers défavorisés qui sont fréquemment situés dans des îlots de chaleur urbains.

Qui sont les ménages concernés par la précarité énergétique ?

Dans le logement, les profils sont plus variés qu’on ne pourrait le penser. La précarité énergétique est aux croisements de deux problématiques qui ne sont que partiellement corrélées : le niveau de revenu disponible d’une part et la performance thermique du logement et de ses équipements d’autre part.

Et si l’on considère la question de la mobilité, la localisation résidentielle est particulièrement importante à prendre en compte parce qu’elle conditionne la dépendance à l’usage de la voiture. Parmi les précaires énergétiques, il y a donc des ménages très pauvres qui peinent à honorer leurs factures même si elles sont modestes. Mais aussi des ménages aux revenus plus importants qui dépensent beaucoup parce que leur logement est très mal isolé et implique des factures d’énergie disproportionnées. Ou encore ceux qui renoncent à se chauffer pour payer l’essence ou la nourriture par exemple… Il y a parmi eux des locataires du parc privé, du parc social mais aussi de nombreux propriétaires occupants. Tout ceci rend le ciblage des dispositifs de lutte contre la précarité énergétique particulièrement délicat.

Je plaide personnellement pour une approche multidimensionnelle, qui aille plus loin que le seul revenu disponible qui guide encore les dispositifs de soutien aux ménages. Dans cette perspective, les dispositifs doivent davantage cibler les rénovations complètes et performantes, dont les bénéfices sont multiples : facture énergétique réduite, confort thermique amélioré, qualité de l’air intérieur assurée, mais aussi sobriété énergétique et décarbonation.

Le plan de relance porte quelques avancées en ce sens, néanmoins insuffisantes, qui doivent être renforcées et complétées en vue d’assurer un véritable équilibre économique de la rénovation performante. Une bonne articulation entre incitations économiques (subventions et taxes) et ingénierie financière (solutions de crédits) reste à concevoir selon le dernier rapport annuel du Haut conseil pour le climat. En complément, les programmes qui reposent sur un repérage des situations de précarité énergétique sur le terrain tel que le dispositif Slime porté par le CLER-Réseau pour la transition énergétique me semblent particulièrement pertinents.

Globalement, la précarité énergétique tend elle à augmenter ?

Je dirais que l’accent qui a été mis en France sur les rénovations thermiques commence à porter ses fruits avec une baisse de consommation énergétique au m2 de 4% entre 2015 et 2018 même si elle a été en partie compensée par une hausse de la surface habitée par habitant. La situation évolue dans le bon sens mais bien trop lentement, en raison du manque d’ambition des travaux réalisés. Et aujourd’hui je crains que la hausse du prix du gaz et bientôt de celui de l’électricité, conjuguées à la réforme du DPE qui fera sortir 600 000 logements chauffés à l’électricité de la catégorie des passoires énergétiques, contribuent à ralentir l’évolution positive. 

La hausse du prix de l’énergie que vous venez d’évoquer ne semble pas avoir remis le sujet de la précarité énergétique au centre des débats. Pourquoi n’en parle-t-on pas davantage ?

J’ai aussi été étonnée de ce silence, d’autant plus que la précarité énergétique fait figure de priorité nationale de la politique énergétique depuis la loi de transition énergétique de 2015 ! Mais il faut bien admettre que cela demeure un phénomène peu connu dans l’Hexagone, et qui fait en outre peu consensus.

Ce n’est pas le cas partout en Europe. Au Royaume-Uni par exemple, c’est devenu un enjeu majeur de santé publique et on en parle davantage. Je crois que ce silence relatif est dû au fait que, dans notre pays, la précarité énergétique est majoritairement présentée comme un enjeu d’équité dans la transition écologique et pas comme un sujet social ou sociétal à part entière. Les travaux d’efficacité énergétique constituent pourtant un levier de justice sociale, qui facilite et porte des synergies avec la transition écologique.

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