La concept de sobriété et son appropriation dans la société
Expert en économie d’énergie au sein des Services Industriels de Genève et membre du conseil d'administration du Conseil européen pour une économie efficace en énergie, Cédric Jeanneret explore les différentes facettes de la sobriété et de son appropriation par la société.
À quoi correspond la sobriété énergétique ?
Cédric Jeanneret : Personnellement je me retrouve bien dans la définition de l’ADEME qui dit que dans un contexte où les ressources naturelles sont limitées, la sobriété consiste à nous questionner sur nos besoins et à les satisfaire en limitant leurs impacts sur l’environnement. Elle doit nous conduire à faire évoluer nos modes de production et de consommation, et plus globalement nos modes de vie, à l’échelle individuelle et surtout à l’échelle collective. C’est en quelque sorte le socle non technologique de la décarbonation de notre société, complémentaire aux mesures d’efficacité énergétique et à la production d’énergies renouvelables.
À l’échelle d’une collectivité, les trois leviers s’articulent étroitement : j’implante des panneaux photovoltaïques sur les bâtiments municipaux pour produire des énergies renouvelables, je rénove mon éclairage public pour plus d’efficacité et j’éteins les candélabres la nuit par sobriété. Et il en va de même pour les ménages : je peux installer un chauffage à bois performant (renouvelable), isoler mes combles (efficacité) et réduire la température de consigne de mon système de chauffage (sobriété).
Mobilité, aménagement, numérique … y a-t-il un consensus sur les contours de ce concept ?
C.J : Pour ma part je préfère parler de sobriété « tout court » sans préciser de domaine d’application. Le Plan directeur de l’énergie du canton de Genève considère la sobriété comme un état où chacun a accès aux ressources pour répondre à ses besoins dans le respect des limites planétaires.
L’énergie est un axe clé de la sobriété mais qui me semble indissociable des autres thématiques : sobriété numérique, sobriété foncière, sobriété matière… Si je veux des logements plus sobres en énergie, j’aurai tout intérêt à m’intéresser en premier lieu à leur surface habitable. Car, à habitudes et équipements équivalents, un logement de 46 m2 par personne – la moyenne chez nous, en Suisse – consommera et émettra moins qu’un logement où chaque occupant dispose de 60m2 pour vivre, ce qui sera le cas dans quelques années si les tendances actuelles se confirment. Et dans ces logements, sommes-nous réellement obligés de vivre en T-shirt l’hiver ? La sobriété est aussi une question d’imaginaires et de normes sociales.
Quelle place ce concept occupe-t-il dans le débat public ?
C.J : Depuis quelques années, j’observe que le sujet progresse dans les esprits. Une large partie de la population se rend compte que nous arrivons au bout d’un cycle et qu’un changement de paradigme est indispensable. Et ce n’est pas qu’un « problème de riches ». Globalement, l’idée que le toujours plus est synonyme de toujours mieux séduit beaucoup moins qu’auparavant.
Ainsi, la possession d’une voiture personnelle n’est plus du tout un réflexe. Les bureaux spacieux ne sont plus convoités comme autant de symboles statutaires. Et les nouvelles générations adhèrent massivement à l’équation « moins de bien, plus de liens ». Au sein des Services Industriels de Genève où je travaille, je remarque que bon nombre de mes collègues optent pour des horaires de travail réduits, pour gagner du temps libre, même si leurs revenus en pâtissent. Et peut-être la pandémie nous a-t-elle aidé en nous faisant prendre brutalement conscience des limites planétaires et de l’intérêt que la sobriété peut avoir pour la résilience de nos sociétés…
Et quid des pouvoirs publics ?
C.J : Le passage à l’acte se fait encore attendre. Les pouvoirs publics commencent à fixer de premiers objectifs mais ils ont plus de mal à cerner les moyens d’action et à se donner les moyens pour accompagner la collectivité dans les changements nécessaires. C’est du moins ce que j’observe dans mon pays : l’Office fédéral de l’énergie a pris la mesure du retard que nous sommes en train de prendre en matière de diminution de consommation par personne mais les ambitions qu’il pourrait avoir en la matière sont freinées par une certaine frilosité à aborder le sujet franchement, d’autant plus qu’il relève en partie des libertés individuelles.
Le mythe de la croissance infinie et la foi dans le tout technologique sont encore solidement ancrés et les responsables politiques les préfèrent encore souvent à l’idée de prospérité durable qui appelle une remise en cause structurante et profonde de nos modes de vie. Cela dit, des voix commencent à s’élever pour demander qu’on aborde franchement la question. C’est le cas notamment d’organisation non-gouvernementales comme Pro Natura, négaWatt ou le WWF.
Quel regard portez-vous sur la situation française ?
J’observe que le sujet semble moins tabou qu’en Suisse et le fait qu’il soit inscrit en toute lettre dans la loi Climat et Résilience me semble être un signal très positif. Par ailleurs le concept a d’ores et déjà été pris à bras le corps par de nombreux acteurs dans les territoires avec des approches systémiques qui produisent des résultats encourageants. La Convention Citoyenne pour le Climat a aussi montré la force d’innovation des démarches participatives. Reste maintenant à réussir l’essaimage des bonnes idées et l’implémentation des meilleures pratiques.
Et ailleurs en Europe ?
Je suis membre du Conseil européen pour une économie efficace en énergie, une ONG qui place la sobriété et l’efficacité au cœur de ses priorités. Et à ce titre je suis en contact avec d’autres représentants européens. Parmi les démarches intéressantes, je citerai celle de la ville de Copenhague qui mise avec succès sur un urbanisme de la « proximité heureuse » permettant aux habitants de réaliser 75% de leurs déplacements à vélo. Je suis aussi très intéressé par les travaux novateurs du Wuppertal Institute (Allemagne) autour de la sobriété dans l’habitat et notamment par un système de bourses d’échange de logements qui permet aux ménages d’accéder à un habitat dimensionné en fonction de leurs besoins réels et d’éviter ainsi la surconsommation d’espace bâti. Je voudrais aussi citer les réflexions menées par l’école Polytechnique de Milan sur la planification de quartiers à énergie positive qui font de la sobriété « by design » un facteur de qualité de vie. Le champ des possibles à explorer est vaste et très prometteur !
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