La justice climatique est un projet de société
Présidente de la Société française pour le droit de l’environnement, Agnès Michelot est Maître de conférences et co-directrice du Centre d’Etudes Juridiques et Politiques à l’Université de La Rochelle. Elle a cosigné avec Jean Jouzel, l’avis du conseil économique, social et environnemental (CESE) sur la justice climatique.
Que recouvrent les expressions « justice sociale » et « justice climatique » ?
Agnès Michelot : Donner des définitions claires à ces concepts est primordial. Je suis d’ailleurs co-signataire d’un dictionnaire juridique du changement climatique. La justice sociale est une notion ancienne, associée au droit du travail mais aussi aux perspectives de développement professionnel ou personnel. Elle varie selon les systèmes juridiques, mais son objet principal est de réduire les inégalités sociales : matérielles (intégration sociale, logement, rémunération) ou de qualité de vie (accès à l’éducation, capacité de mobilisation dans la sphère publique).
La justice climatique est une notion plus récente. En France, elle renvoie à deux approches différentes. La première, très juridique, la cantonne aux contentieux climatiques. C’est par exemple « l’Affaire du siècle » lorsque des associations environnementales sont parvenues à faire condamner l’État français pour non-respect de ses engagements en matière de réduction de gaz à effet de serre. Sur le plan international, le sens de « justice climatique » est plus large : il s’agit de lutter contre le cumul des inégalités environnementales et sociales. Le concept de justice climatique est porté par des ONG et la société civile depuis le début des années 2000. Thématique centrale de la COP 21, la justice climatique est inscrite dans le préambule de l’Accord de Paris. Dans l’avis du CESE, publié en 2016, nous avons retenu l’acception internationale du terme. Ainsi la justice climatique ne renvoie pas uniquement au droit à la réparation d’un préjudice environnemental, mais désigne un principe d’action à mettre en œuvre dans les politiques publiques. En clair : tout faire pour que le réchauffement climatique n’accroît pas les inégalités. La justice sociale est donc un des piliers de la justice climatique.
Comment faire avancer de pair justice sociale et transition énergétique ?
Le changement climatique creuse les inégalités entre ceux qui disposent de moyens pour y faire face et ceux qui n’en disposent pas. Les plus démunis cumulent les difficultés : ils sont les plus mal lotis en matière de logement, de transport, de chauffage, de santé… Ils sont les plus exposés aux crises, et le moins à même de s’y adapter. À l’inverse, les ménages les plus aisés, qui voyagent en avion, ont des résidences secondaires… sont ceux qui émettent le plus de gaz à effet de serre mais qui souffrent le moins des conséquences de ces émissions. Les politiques d’adaptation et d’atténuation du changement climatique doivent impérativement intégrer les principes d’égalité et de solidarité de la justice sociale. C’est un enjeu de cohésion nationale et même internationale. La France dispose d’atouts important : un droit du travail défendu par des syndicats, une recherche capable d’anticiper et un droit de l’environnement protecteur. Leur articulation peut faire de notre pays le porteur d’un projet original de justice climatique. D’autant qu’avec des territoires ultra-marins dans toutes les régions du globe, nous connaissons toutes les dimensions du risque climatique.
« La justice sociale est un des piliers de la justice climatique »
Sommes-nous au rendez-vous ?
L’avis du CESE a fait progresser la notion de justice climatique de manière extraordinaire. Cet avis a été repris en 2017 par le Comité économique et social (CES) Européen, en France, le ministère de l’Écologie a été renommé Ministère de la Transition écologique et solidaire, davantage de travaux de recherche ont été financés… Le lien entre crise écologique et crises sociales a été fait. Le mouvement des Gilets jaunes, né en 2018 de l’augmentation d’une taxe sur les carburants automobiles, a illustré ce qui pouvait arriver quand des mesures de lutte contre le réchauffement climatique ne tenaient pas compte des inégalités sociales. Notre pays fonctionne encore trop par silo, sans réflexion transversale. Aujourd’hui nous devons impérativement intégrer la dimension climatique dans les politiques d’aménagement du territoire, de la santé, de l’éducation, et l’accompagner systématiquement de justice sociale.
La justice climatique doit aller au-delà des instruments et des plans d’atténuation ou d’adaptation au changement climatique. Elle doit consister à lutter contre le cumul des inégalités environnementales et sociales dans l’ensemble des politiques publiques. Elle doit s’entendre entre les États, entre les territoires, entre les individus, entre les générations et même entre les espèces : l’homme, qui fait partie de la nature, ne peut s’arroger le droit de détruire la biodiversité. Dans tous ces domaines, des progrès sont réalisés. Ce qui est en jeu, quelle que soit l’échelle, c’est le modèle de société que nous voulons : est-ce que c’est chacun pour soi et on s’adapte comme on peut, ou est-ce que collectivement nous prenons des mesures d’atténuation en accompagnant les plus exposés pour qu’ils parviennent à s’adapter ?
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