Crise énergétique : quelle issue pour la France ?
Hausse des prix de l’énergie, dépendance aux énergies fossiles, guerre en Ukraine … comme les autres pays européens, la France est confrontée à une crise énergétique inédite. Entretien avec Nicolas Goldberg, expert énergie chez Colombus Consulting, et Phuc-Vinh Nguyen, chercheur sur les politiques de l’énergie européenne et française au sein du Centre Energie de l’Institut Jacques Delors, sur les spécificités du système énergétique français, ainsi que sur les mesures à mettre en œuvre pour sortir de la crise.
Quelles sont les vulnérabilités du système énergétique français ?
Nicolas Goldberg : Comme les autres pays européens, le système énergétique français demeure fortement dépendant des énergies fossiles. Celles-ci représentent les deux tiers de la consommation énergétique française. Cela a de nombreuses conséquences climatiques, géopolitiques, économiques. Ces ressources s’épuisent et soulèvent la question de la disponibilité directement liée à l’effet prix pour les particuliers comme les entreprises.
La France connaît aussi une autre vulnérabilité qui lui est plus spécifique. Son système électrique se trouve aujourd’hui en marge négative en raison de problèmes techniques importants qui touchent une grande partie du parc de production nucléaire et du pic de travaux de prolongation. La fragilité électrique française vient s’ajouter à la fragilité énergétique.
Près de la moitié des réacteurs des centrales nucléaires sont à l’arrêt aujourd’hui en France, pourquoi ?
Nicolas Goldberg : Il y a trois raisons à cela : les maintenances annuelles, les visites décennales qui prennent plus de temps que prévu pour prolonger le parc nucléaire et élever son niveau de sécurité, et depuis mi-décembre les problèmes de corrosion découverts sur certains circuits de sûreté en cas de perte de refroidissement du réacteur. Le productible nucléaire est donc aujourd’hui extrêmement bas.
Face à cette situation, nous risquons l’hiver prochain de nous retrouver en difficulté pour produire de l’électricité. La France pourrait être, pour la première fois depuis plus d’une trentaine d’années, importatrice nette d’électricité sur l’année. Il n’est pas impossible que nous ayons recours à certains leviers pour éviter le “black out” en France tels que rallumer une centrale à charbon, couper des industriels ou même des particuliers pendant un certain temps. Ce serait une très mauvaise nouvelle pour le climat et la perception de la transition énergétique.
Quels risques supplémentaires font peser la guerre en Ukraine et notre dépendance aux énergies fossiles russes ?
Phuc-Vinh Nguyen : La guerre en Ukraine a exacerbé la crise des prix de l’énergie. Depuis l’été 2021, le prix européen du gaz a été multiplié par 5 et les prix des autres énergies fossiles se sont envolés. On parle du premier choc gazier de l’histoire par analogie au choc pétrolier. Notre rapport à l’énergie fossile abondante et peu chère va donc être bouleversé. Cette guerre remet en lumière notre extrême dépendance énergétique à la Russie (45% pour le gaz et 25% pour le pétrole). Cela signifie que nos décisions d’embargo sont difficiles à prendre car elles vont avoir un impact sur notre économie, sur notre consommation énergétique.
Nicolas Goldberg : La guerre en Ukraine et les craintes liées à l’approvisionnement en gaz viennent s’ajouter à la fragilité du système électrique français. Très concrètement, le gaz sert à la fois de matière première notamment pour l’engrais, pour produire de la chaleur (à des fins industrielles ou de chauffage) et pour produire de l’électricité. Si on manque de gaz, ces trois usages seront largement impactés. Il faut donc prioriser. GRDF et GRTgaz ont dessiné un plan de délestage sur le gaz pour limiter l’impact sur les particuliers et sur nos centrales électriques. Cela fait peser un risque d’approvisionnement sur les entreprises.
Mais cette problématique n’est pas exclusivement française. Plus généralement, il pourrait y avoir un impact sur la production européenne d’électricité. Toutefois, en Europe, les stockages gaz se remplissent très vite. En France ces stockages peuvent nous permettre de tenir pendant un quart de l’année. Mais nous devrons tout de même prioriser et nous attendre à un effet prix très fort.
Quelle solidarité européenne pouvons-nous mettre en œuvre ?
Phuc-Vinh Nguyen : La création de plateformes régies par des mécanismes de solidarité au profit des pays directement touchés par les coupures de gaz (Pologne, Bulgarie, Finlande) est envisagée. Objectif : acheminer du gaz au travers d’infrastructures existantes, par bateau, et développer de nouvelles infrastructures.
Cette solidarité européenne va également s’organiser à l’échelle régionale, puis du continent à travers des achats groupés, en très grosse quantité, pour tenter de faire baisser les prix.
À l’échelle française, cela se traduit par la baisse des consommations de gaz pour libérer du gaz norvégien (notre premier et principal fournisseur) en faveur d’autres pays. Des mesures de délestage peuvent être également mises en place pour libérer du gaz pour les États membres de l’Union européenne. Les industriels vont être appelés à mettre en pause la production de matériaux en échange de compensation financière.
Cette solidarité repose enfin sur le dialogue pour garantir l’unité des États européens et la cohérence des mesures adoptées. C’est tout l’enjeu des prochaines négociations autour d’un embargo sur le gaz.
Quelles solutions d’urgence pouvons-nous mettre en œuvre ?
Nicolas Goldberg : Quand on réfléchit aux différents horizons de temps, il faut aussi penser aux différents modes de leviers, c’est-à-dire agir sur la consommation et la production. Nous avons tendance à oublier le levier consommation parce qu’il paraît plus compliqué à mettre en œuvre alors qu’il est pourtant souhaitable et efficace. Les économies d’énergie et la sobriété sont les mesures les plus rapides à mettre en place. Baisser la température, éteindre les écrans publicitaires lumineux, privilégier les véhicules légers…. nous devons chasser certaines consommations dites inutiles et parfois faire un effort. Dans le même temps, il est absolument indispensable d’accélérer la rénovation énergétique des bâtiments, en particulier dans les maisons individuelles, en isolant les combles.
Il va également falloir accélérer le développement des projets d’énergies renouvelables à court terme. L’éolien est installé en quatre ans en Allemagne contre sept ans pour la France. La France connaît plus de recours administratifs : les simplifier serait un choix politique. Dans une situation d’urgence électrique et climatique, nous devons nous poser la question de ces simplifications et revoir les objectifs à la hausse.
Tout ce qu’on pourra mettre en place dans les six mois sera bon à prendre, et tout ce qu’on pourra mettre en œuvre dans les trois ans devra être en adéquation avec les objectifs climatiques (sobriété, efficacité, énergies renouvelables).
Phuc-Vinh Nguyen : Avant la présentation de son plan REPowerEU la commission européenne avait une stratégie de diversification pour substituer la part des importations de gaz russe. Cette stratégie a des limites climatiques et économiques. Avec ce nouveau plan, l’Europe propose de jouer sur d’autres leviers : la baisse de la consommation avec la mise en place de mesures de sobriété énergétique. Celles-ci sont immédiates et peu voire pas coûteuses. Mais on ne s’adresse pas de la même façon à une personne qui est en situation de précarité énergétique et à une personne qui se chauffe à 21°C. La rénovation énergétique va permettre de répondre à la précarité énergétique en baissant la consommation de gaz dans le logement, c’est un levier d’action essentiel encore trop peu utilisé.
Dès à présent, une campagne de mobilisation au niveau européen, national, et local doit être lancée pour sensibiliser les citoyens. Économiser aujourd’hui l’énergie pourra avoir un impact positif cet hiver. Pour accompagner les changements de comportements, le politique doit aussi être exemplaire et éviter de consommer inutilement de l’énergie.
Le plan REpowerEU et le plan de résilience français sont-ils suffisamment ambitieux ?
Phuc-Vinh Nguyen : Le plan REPowerEU est ambitieux et même historique. Les objectifs du Fit for 55 étaient déjà très ambitieux, mais la logique est désormais d’accroître ces objectifs. Sur les énergies renouvelables, ils sont rehaussés de 40 à 45% et sur l’efficacité énergétique de 9 à 13%. S’ils sont adoptés par les États membres, ces objectifs vont permettre d’avoir un impact significatif. Il faut maintenir cette ambition affichée et adopter ces mesures très vite. C’est l’occasion d’accélérer la transition énergétique tout en garantissant notre souveraineté énergétique. La France doit s’appuyer sur l’ambition européenne pour la transposer à l’échelle nationale.
Nicolas Goldberg : Les objectifs sont louables : augmenter la production de biogaz, développer les énergies renouvelables, rénover les logements. Cependant, ces plans manquent de certaines mesures de sobriété à mon sens, notamment en ce qui concerne le poids des véhicules. Tout se joue également dans la déclinaison du plan. En France, nos objectifs de baisse de CO2 sont tout à fait louables. Pour autant, l’Etat français est condamné pour inaction climatique car notre pays n’arrive pas à les respecter. A une échelle européenne c’est la même chose, il faut réussir à débloquer les budgets, ne pas négliger l’aspect réglementaire, sociétal, ni l’échelle locale, sinon on n’y arrivera pas.
Lire le communiqué de presse du CLER-Réseau pour la transition énergétique