Comment embarquer les plus modestes dans la transition énergétique ?

Comment lutter contre la précarité grâce à la transition écologique et énergétique ? Les regards croisés de Daphné Chamard-Teirlinck, chargée de projets Mobilité inclusive et durable au Secours Catholique et Patrick Jolivet, directeur des études socio-économiques de l’ADEME.

Comment la crise de l’énergie affecte-t-elle les plus pauvres ?

Daphné Chamard-Teirlinck : Le revenu mensuel médian du million de personnes que le Secours Catholique accueille chaque année en France est de 548€. 60% de ce revenu est absorbé par des dépenses pré-engagées comme le loyer et bien sûr l’énergie. Quand on a 5€ de reste-à-vivre à la fin du mois, une augmentation de 20% de la facture de gaz ou d’électricité n’est pas tenable. D’autant que les difficultés s’accumulent : passoires thermiques énergivores, modes de chauffage peu performants, pas ou peu d’alternatives en matière de mobilités… Les crises, qu’elles soient énergétiques ou climatiques, on l’a vu avec la sècheresse ou les incendies de cet été, font tomber dans la précarité ceux qui étaient sur le fil.

Patrick Jolivet : Selon l’Observatoire national de la précarité énergétique, 22% des Français ont déclaré avoir souffert du froid lors de l’hiver 2021-2022.  Le nombre d’interventions des fournisseurs d’énergie pour impayés a augmenté de 17% entre 2019 et 2021, avant même la flambée des prix causée par la guerre en Ukraine. Cette hausse des prix pèse sur les budgets extrêmement contraints de plus modestes, les obligeant à faire des arbitrages aux conséquences parfois graves : se nourrir moins, se soigner moins ou renoncer à se chauffer convenablement.

Comment faire pour associer lutte contre la précarité et transition écologique ?

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D.C.T. : Une transition juste passe d’abord par l’écoute et la concertation avec les plus vulnérables. Il y a tout à gagner à construire des politiques qui intègrent d’abord les plus fragiles. Quand on rénove les passoires thermiques, ou que l’on développe une offre de transport en commun, on sort les gens de la précarité. Il n’y a pas à choisir entre la justice sociale et la préservation de la planète. Ces deux combats sont à mener ensemble, avec des politiques globales. Les mesures par petits gestes ou petites touches n’ont pas d’efficacité : on le voit bien avec la rénovation énergétique. En outre, il faut parvenir à travailler simultanément sur deux temporalités. Répondre à l’urgence : comment faire demain, à la fin du mois ? Et travailler sur le long terme : mettre en œuvre des solutions d’atténuation et d’adaptation face à la crise climatique. Apporter un soutien financier immédiat, comme le font les chèques énergie, ne dispense pas d’investir durablement dans des solutions pérennes.

P.J. : Nous devons trouver le moyen de mieux accompagner les ménages les plus modestes, ceux qui sont le moins en capacité d’agir. Année après année, nos baromètres nous indiquent que les Français sont prêts à modifier leurs habitudes de vie, à condition que les efforts soient partagés équitablement. Nous ne parviendrons à embarquer les plus pauvres que si chacun contribue à la hauteur de ses capacités.  La transition écologique ne peut réussir que si elle est solidaire. Le discours sur les petits gestes ou les bonnes pratiques en matière de consommation peut ainsi être démobilisateur, voire contreproductif, pour des populations qui n’ont pas la capacité d’agir, soit parce qu’ils n’en ont pas les moyens financiers, soit parce qu’ils n’ont pas accès à certaines offres ou infrastructures. La capacité de chacun à agir passe d’abord et avant tout par des politiques publiques structurantes. Le développement d’infrastructures de transport ou d’énergie, nos pratiques agricoles, la manière dont on aménage le territoire… déterminent notre accès à des solutions bas-carbone. Nous devons aussi veiller, à l’échelon international, à ne pas accepter de distorsions de concurrence qui favoriseraient les pays aux normes sociales et environnementales les moins exigeantes. À tous les échelons, l’action doit être collective.

Quelles actions menez-vous pour assurer une transition équitable ?

D.C.T. : Avec le réseau Eco-Habitat, nous accompagnons les propriétaires pauvres dans des rénovations globales et performantes, nous distribuons des paniers alimentaires « solidaires » avec le concours d’agriculteurs locaux. Nous avons également réalisé un rapport sur les Zones à Faibles Émissions-mobilités (ZFE-m) pour que le développement de mobilités alternatives profite à tous les citoyens, quel que soit leurs ressources et leur lieu de résidence. Au-delà de nos actions en France, nous avons aussi lancé dans près d’une vingtaine de pays, un programme de « transition écologique juste », cofinancé par l’Agence française de développement. Ce qui vaut pour les personnes vaut pour les pays : ce sont ceux qui en sont le moins responsables qui souffrent le plus des effets du changement climatique. Les accompagner est un devoir. 

PJ : L’ADEME préside l’Observatoire national de la précarité énergétique depuis 2016. Nous concevons la transition écologique de manière systémique. Elle doit être solidaire et répondre aux objectifs de développement durable des Nations Unies, dont les luttes contre la pauvreté et les inégalités. Nous avons lancé une mission pour mieux appréhender les co-bénéfices sociaux de nos interventions, et une autre sur la transition juste. Sans oublier un programme de travail afin de définir ce qu’est un niveau de vie décent dans une société en transition. N’attendons pas de la transition écologique qu’elle règle le problème des inégalités, et ne faisons pas de la lutte contre les inégalités un préalable à la transition : il faut mener les deux de front. Il y a là matière à refonder notre contrat social.

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